Nos amies les lettres

(Emissions littéraires pour deux à quatre voix)

--> Edité début juillet 2011 par la Librairie Théâtrale, le livre est en vente à la librairie, sur son site, ou sur tous les grands sites internet, comme Amazon ou la Fnac...
http://www.librairie-theatrale.com/4856-nos-amies-les-lettres.html

 

Il s'agit de six émissions littéraires (deux seulement sont reproduites ci dessous). 
Ce sont cinq dialogues entre un journaliste et un écrivain ; la sixième adapte trois des cinq dialogues pour constituer un magazine littéraire où un journaliste reçoit trois auteurs en même temps. 


Voici l'un des textes... 

 

Brocéliande-sur-scène

 

 


- Bonsoir ! Ce soir, j'ai l'honneur d'accueillir... tenez-vous bien... enfin... un romancier qui se fait appeler Lancelot du Lac ! Vous auriez pu trouver un autre pseudonyme tout de même !

- (L’auteur est habillé dans un costume d'époque) Il se trouve que j'aurais pu m'appeler Lancelot Dupont - avec un t - mais c'est sous un pont, dans un lac, que ma légende est née.

- Soyez sérieux quelques minutes quand même !

- Je suis totalement sérieux. Vous avez déjà entendu parler du Graal ?

- Evidemment !

- Eh bien voilà. Vous l'auriez trouvé, comme moi, il y a près de 1000 ans, vous comprendriez aisément que je puisse être-là pour vous en parlez aujourd'hui...

- Bon, soit... je rentre dans votre jeu... enfin.. tout de même... Donc Lancelot, je peux vous appeler par votre prénom ?

- Aucun problème.

- Donc Lancelot, vous venez de publier un livre intitulé "Ma vérité sur le saint Graal" aux éditions de la Table Ronde. Pourquoi ce livre, aujourd'hui ?

- Pour rétablir la vérité.

- J'entends bien, mais qu'y a-t-il de faux dans les légendes qui nous sont parvenues ?

- Beaucoup de conneries si je peux me permettre. D’ailleurs, ce sont des légendes, comme vous dites… C'est la faute de Chrétien de Troyes.

- Comment ça ?

- Quand je l'ai connu, c'était, si j'ai bonne mémoire, juste avant Noël 1165...

- Comment pouvez-vous en être certain, après tant d'années ?

- Je ne le suis pas à 100%. Voyez-vous, je ne suis pas insensible au poids des ans. Parfois, j'ai la mémoire qui flanche.

- Pour quelqu'un qui veut rétablir la vérité, vous ne croyez pas que c'est fâcheux ?

- Pas trop non, le nœud de l'affaire n'est pas là.

- Quand même.

- Vous avez mangé quoi hier midi ?

- Comment ça, qu'est-ce que j'ai mangé hier midi ?

- Vous m'avez parfaitement compris.

- Ce que j'ai mangé hier midi, ça n'a rien à voir avec la choucroute !

- C'était quoi alors ?

- Je ne sais plus moi... 

- Vous voyez... alors, mon petit problème de mémoire à moi... Je disais donc que Chrétien de Troyes déconnait gravement. Il rêvait d'être journaliste. Il voulait toujours qu'on lui raconte tout. Comment nous nous étions battus avec les copains, qui était là, si Arthur était sympa, ce qu'on avait mangé, comment était les nanas... Toutes ces conneries.

- C'est plutôt recommandé pour un journaliste de se renseigner...

- Moi je crois que c'est mieux d'être là quand les choses se passent. Je lui ai dit à Chrétien qu'il n'avait qu'à se pointer au bon moment au lieu d'être toujours en retard sur l'actu. Et pas d'un jour, vous pouvez me croire. Vous imaginez un journal qui vous donne le résultat d'une élection six mois après ? Chrétien, six mois, c'était son rythme. Je vous demande un peu l'intérêt ?

- Je comprends.

- En fait, il ne cherchait pas la manifestation de la vérité avec la même intensité que nous qui cherchions le Graal. Un jour, il m'a dit : « Qu'importe la vérité pourvu que l'histoire soit belle ! » On est loin du journalisme. Il ne m'a jamais montré la moindre carte de presse d'ailleurs. J'ajoute qu'il n'avait pas le courage d'assumer ses affabulations... La déontologie et lui, ça faisait deux.

- Que voulez-vous dire ?

- Eh bien, il écrivait sous un pseudo.

- Chrétien de Troyes ? Un pseudo ?

- Evidemment ! Vous en connaissez beaucoup des types, vous, qui, par exemple, s'appelleraient Juif de Seattle ou Musulman de Canberra ? Non ? Chrétien de Troyes ! Non mais je vous jure ! Ah on peut dire qu'il n'assumait pas grand chose. Quand je pense qu'il voulait nous rejoindre autour de la Table Ronde...

- Vraiment ?

- Oui, il a postulé. CV, combat d'embauche et tout le toutim.

- Et donc ?

- Il a envoyé son CV. Le jour du tournoi, il avait la migraine. Comme par hasard… Alors, qu'il se mette les pieds sous la table sans rien foutre...

- Parlons de la Table justement...

- Mais je n'en ai pas fini avec l'autre imposteur !

- Nous y reviendrons. Vous étiez combien à table ?

- Ça dépend. Il y en avait toujours une poignée en vadrouille. Pour avoir l'ensemble des chevaliers sous la main, il avait du boulot Arthur. Je ne vous raconte pas le bordel pour synchroniser les agendas. Une quête par-ci, un combat pour l'honneur par-là quand ce n’était pas un jupon à trousser ! Je vous rappelle qu'on n'avait pas de téléphone portable ni internet à l'époque. Quel foutoir quand j'y pense… Sans compter les chevaliers à l'infirmerie. En fait, si nous avons mis tant de temps à retrouver le Graal, c'est parce qu’Arthur devait faire tourner l'effectif. Il n'a jamais pu aligner l'équipe A. Et les remplaçants, bon, ils faisaient de leur mieux, mais souvent c'était peu. On en a perdu des années… Moi, je n'ai jamais été assidu aux réunions. Arthur avait plutôt la réunionnite... les chefs veulent toujours avoir le petit personnel sous la main, ça les rassure. Alors que moi, vous voyez, dans ma conception du boulot, je voulais toujours être sur le terrain. Alors, la table...

- Au fait, pourquoi était-elle ronde cette table ?

- A cause des pieds.

- Des pieds ?

- Oui. Au début, ça je m'en souviens très bien, la table était carrée. Il y en avait toujours qui devaient s’asseoir au niveau du pied. Avec l'armure, la cote de maille, c'est vrai que c'était pas pratique, on râlait. Alors Arthur nous a dit : « les mecs, vous faites vraiment chier… »

- Il parlait comme ça ?

- Parfaitement ! « ... vous faites vraiment chier avec les pieds de la table. Il y'en a toujours quatre qui sont jamais contents. Je vais commander une table ronde avec un pied central et vous ne m'emmerderez plus ! » C'est tout.

- C'est tout ?

- C'est tout. C'est la véritable histoire de la table ronde.

- ...

- Je suis désolé si je vous ai déçu. Souvent, la vérité n'est pas belle à voir...

- ... Chrétien de Troyes n'a jamais raconté ça.

- Non, lui, les histoires de meubles, c'était pas son truc. Ou alors des plumards !

- Vous faites allusion à votre liaison avec Guenièvre ?

- Oui. Je veux rétablir la vérité : je l'ai jamais touchée, moi, Guenièvre...

- Alors là, c'est un scoop ! Ce n'est pas ce qui a été écrit par les chroniqueurs de l'époque, Chrétien et tous les autres.

- Tous les autres ont copié Chrétien et lui, cet imbécile, il écrivait n'importe quoi. Vous connaissez les journalistes ! Vous voyez le résultat. C'est pour ça que je suis là.

- Qu'est-ce qui nous prouve que vous n'avez jamais eu, disons, une relation, avec elle ?

- J'aime pas les rousses !

- Ce n’est pas une preuve !

- Pour moi, ç'en est une : je les supporte pas. Y'en a qui n'aime pas les grosses, d'autres, c'est les maigres. Moi, c'est les rousses. Je crois que c'est la couleur orange. Je ne passe jamais à l'orange. Je m'arrête.

- Donc Guenièvre et vous...

- Peau de balle et balais de crin ! D'ailleurs elle va venir vous le dire elle-même.

- Quoi ?

- Je lui ai demandé de venir. C'est plus simple.

- ...

- Oui, elle est en vie. Je vous l'ai dit : une fois que vous avez trouvé le Graal et bu le sang du Christ, vous êtes immortel. (Il regarde sa montre). Elle devrait déjà être là, mais elle n'a jamais été à l'heure. Vous connaissez les femmes !

- Le Graal, vous l'avez encore ?

- Evidemment. On n'a pas fait mieux depuis. Enfin bon, c'est un truc dangereux aussi. Vous imaginez : l'absolu...

- Non, je ne vois pas très bien...

- En un sens, c'est mieux. Le Graal en a englouti plus d'un... Mon fils, Galaad, notamment...

- Toutes mes condoléances.

- Vous savez, ça fait un bail. J’ai eu le temps de m’y faire.

- La quête du Graal a été fatale à d'autres, je crois. Et puis, il faut dire que vous vous êtes aussi trucidés entre vous...

- Tout le temps. ça aussi, ça nous a fait perdre du temps et des troupes ! Gauvain, par exemple, c'était le meilleur. Mais il m'a cherché ce con, et je lui ai fait payer. Justement, il m’a chambré avec Guenièvre. Faut pas me chercher. (Il regarde sa montre). Au fait, mais qu'est-ce qu'elle fout Guenièvre ?

- Si ça se trouve, elle est morte…

- Je peux vous dire que la nuit dernière, elle était bien vivante ! Non, je plaisante ! Je l'ai eue au téléphone ce matin, elle était ok. Un problème de circulation peut-être... Il faut dire qu'elle vient de Brocéliande, ça fait un bout. Elle est nostalgique. Elle ne veut pas quitter la campagne et puis, elle n'était pas trop pour ressasser ces vieilles histoires. « A quoi ça sert aujourd'hui ?, m'a-t-elle dit. Il faut laisser les morts reposer en paix ». Moi je lui ai répondu : « Justement, là où ils sont, dans l'état où ils sont, ça ne va pas leur faire grand chose ». Un millénaire ou presque après, j'envoie la purée. Ras-le-bol. Et puis... hum... j'ai un peu besoin d'argent en ce moment... (son téléphone sonne, il décroche). Excusez-moi… « Mais qu'est-ce que tu fiche ? Quoi ? T'es pas partie ? Et la promo du bouquin, c'est Arthur qui va la faire peut-être ? (il se lève et continue de parler au téléphone) On avait dit 50/50 si tu m'aides... Comment ça j'exagère ? Mais ça se passait comme sur des roulettes... C'est un peu gros ? (il rentre en coulisses mais on l'entend encore...) Je vais te dire moi, tu as tout fait foirer. Putain, Geneviève, tu vas voir ce que tu vas prendre quand je vais rentrer..."

 

* * * * *


Voilà, si ça vous a plu, merci d'en parler à Jean-Michel Ribes ou à un autre metteur en scène, voire un directeur de théâtre, enfin, à qui vous voulez en fait...

En voici une deuxième, elle aussi... disons..." historique " (ce que ne sont pas les autres...)...

 

* * * * * *

 


Sauvons Judas !

 

 


- Mesdames et Messieurs, bonsoir. Je reçois un invité tout à fait exceptionnel. J’ajoute qu’il n'est pas écrivain de profession. N’est-ce pas ?

- Non. Enfin, je veux dire, oui, je ne suis pas écrivain de profession.

- Et pourtant, vous venez d'écrire un livre...

- C'est pour cela que vous m'avez invité je crois.

- Oui. C'est un livre, mais c'est surtout un cri du coeur, une supplique...

- N'exagérons rien.

- Un contre réquisitoire aussi !

- Tout à fait.

- Je m'emballe, je m'emballe, mais j'ai oublié de vous présenter... Jean-Pierre Liscariote.

- C'est moi. Vous pouvez m'appeler JP.

- ... Dites nous qui vous êtes...

- Eh bien, c'est assez simple, je suis l'arrière arrière arrière arrière arrière arrière arrière arrière...

- Abrégez !

- Oui, bon, je suis un lointain petit-fils de Judas, dont je porte le nom : L’Iscariote....

- Le Judas de la Bible ?

- Vous en connaissez beaucoup d'autres ?

- Donc Jésus existe ? Nom de Dieu ! C'est magnifique ! Et Dieu aussi ?

- Dieu, je ne sais pas trop... ni le fils de Dieu non plus. Mais enfin, quelqu'un qui s'est appelé Monsieur Jésus, oui, il a existé. Mon arrière arrière arrière arrière...

- Abrégez !

- ... arrière grand-mère en a parlé à ma grand-mère, qui en a parlé à ma mère qui me l'a dit : Monsieur Jésus a existé. C'était un chic type. Un peu idéaliste, assez candide, très lunatique, mais sympa. Le genre à se mettre des fleurs dans les cheveux, à manger bio, à ne pas utiliser de déodorants... enfin, pour l'époque.... un type "nature".

- Jésus était écolo ?

- Dans son genre. Et pacifiste aussi, évidemment... Celui qui tend l'autre joue, vous vous souvenez ?

- Vous avez des preuves de ce que vous avancez ?

- Et pas qu'un peu ! Ça s'appelle la Bible. Et les Evangiles, ça vous dit quelque chose ? Pour le reste, c'est du bouche-à-oreille, depuis des générations. Pas une fibre de tissus, ni une empreinte dentaire ou une rognure d’ongle, encore moins une photo, rien.

- Mais, le Saint Suaire ?

- De la blague. Tout le monde sait ça. Même l'Eglise.

- A quoi ressemblait Jésus ? Etait-il mince ? Portait-il une barbe ? Avait-il les cheveux longs ?

- Eh bien, oui, je crois que c'était un homme de son temps, vous voyez ?

- C'est-à-dire ?

- A l'époque, on ne faisait pas encore les coupes en brosses et on n'avait pas encore inventé le gel pour les cheveux. Ni le shampoing antipelliculaire. Jésus avait les cheveux sales, le plus souvent, comme les douze apôtres, comme absolument tout le monde à cette époque d'ailleurs.

- Beurk. Bon, je vous ai posé une question : physiquement, il était comment ?

- D'après ce qu'on m'a dit, c'était le plus beau des fils des hommes. Belle taille, élancé - voire un peu maigre à la fin... le surmenage -, attaches fines, muscles secs. L'image de Dieu (s'il existe).

- Moi, j’imaginais plutôt Dieu avec une barbe, et costaud. Le genre à qui on le la fait pas. Bon… Enfin, on est donc obligé de vous croire..

- Je m'en moque un peu de Monsieur Jésus. Pour moi, c'est un personnage secondaire - si je puis m'exprimer ainsi. Je vous rappelle que je suis là pour demander la réhabilitation de mon aïeul. Il faudrait voir à ne pas l'oublier tout de même.

- C'est l'objet de votre ouvrage, intitulé, " Judas, mon aïeul, cet incompris"... ça sent le coup médiatique...

- J'attends que quelqu'un vienne me porter la contradiction. Je suis serein. Moi, je connais l'histoire.

- Et donc ?

- Donc, c'est un malentendu.

- Un malentendu qui finit en crucifixion tout de même !

- Des clous ! Appelez cela un arrêt de travail, plutôt ! Non, je plaisante... Dans notre famille, on raconte que c'est Monsieur Jésus qui aurait demandé à Judas - qu'il adorait soit dit en passant- de le dénoncer. Ainsi il devenait victime - évidemment -, il souffrait pour nous, et cela permettait, surtout, la rédemption de nos pêchés.

- Vous voulez dire que ce serait comme un suicide, mais commis par un autre ?

- Ça existe : ça s’appelle l’euthanasie.

- Jésus aurait été euthanasié… je n’en reviens pas.

- Indirectement, puisque ce n’est pas mon aïeul qui a fait le travail, si je puis m’exprimer ainsi. Il a juste allumé la mèche. Et puis il a aussitôt regretté. Il a rendu l'argent qu’il avait reçu, puis il s'est pendu. Un second drame.

- Un crime même...

- Oui, un crime pour l'Eglise. Vous savez, à l'époque, il ne faisait pas bon s'appeler Judas L'Iscariote. Tout le monde voulait votre peau. Les apôtres, pour commencer. Le peuple. Et même les gens de la famille. Quel merdier quand on y pense. Parce que quand Monsieur Jésus est revenu, il aurait pu témoigner pour Judas, et on n’aurait plus parlé de rien.

- Vous en avez souffert également. C'est ce que vous racontez dans votre livre...

- Ah oui. Un véritable chemin de croix de tenir toutes ces années, et je pèse mes mots. Tout d'abord j'ai pensé racheter les pêchés de mon aïeul en faisant le petit puis le grand séminaire. Un calvaire avec le nom que je porte. Finalement, j'ai trouvé ma voie dans l'import-export d'huile d'olive. Je vous en ai apporté d'ailleurs. Vous m'en direz des nouvelles (il lui tend une bouteille).

- Merci. Mais parlez-moi de votre aïeul. Les Evangiles nous disent peu de choses sur lui…

- D'après ma mère, il aimait la vie, le soleil, la rosée du matin, ses copains les apôtres, Jésus, le pain azyme et la musique...

- Les femmes ?

- Une au moins, sinon je ne serai pas là... Les apôtres, c'était quand même une bande de mecs... Les femmes n'avaient pas voix au chapitre. Oh non. Ça filait droit. C'est ma vision des choses, bien entendu.

- Et Marie-Madeleine ? Vous savez ce qu'on dit sur elle... toutes ces rumeurs... et Jean, si efféminé...

- Je ne m'intéresse pas aux ragots.

- Soit. Vous confirmez que Jésus était un meneur d'hommes ?

- Un meneur ? Si on veut : là où il est allé, il y est allé tout seul. Il paraît que, sur la Croix, il appelait Jean. Il disait : « Jean... Jean »... Il souffrait terriblement.

- Oui. Je m'en doute. Et donc ?

- « Jean... Jean » qu'il disait. Sa voix était faible, mais Jean entendit son appel... Jean essaya alors de se frayer un chemin parmi les soldats. Il joua des coudes. Il n'était pas très costaud le pauvre... Il s'est fait rouer de coups, mais il est passé... il rampait presque.

- C'est incroyable : personne n'a jamais raconté ça...

- Attendez la suite ! Donc, il arrive en se tortillant, tel un ver de terre, au pied de la Croix. « Jean... Jean... », dit le Christ. « Oui, maître... je suis là », souffla Jean dans un râle. Alors le Christ, dans un effort sublime, pencha la tête vers Jean qui était à ses pieds, et lui dit...

- Oui, que lui dit-il ?

- Il lui dit : « Jean... Jean... d'ici, je vois bien ta maison ».

- C'est tout ?

- C'est déjà pas mal pour un homme qui souffrait tant à ce moment-là. Des anecdotes sur la vie du Christ, j'en ai des tas. Mais je suis venu chez vous pour mon livre...

- Oui, votre livre... sur Judas. Alors, pouvez-vous affirmer qu'il n'a pas trahi le Christ ?

- Bien sûr que non. Ce que je peux dire, c'est qu'ils n'étaient pas d'accord. Ça arrive dans un couple (ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé avec votre femme…). Alors, vous pensez, dans une communauté. Moi je dis que c'est toujours facile de faire l'unité sur de dos d'un seul...

- Ça s'appelle un bouc émissaire !

- C'est ce qui s'est passé.

- Il l'a bien cherché votre aïeul quand même.

- Et le crucifié du milieu, alors ?

- Je vous vois venir : selon vous, la victime, c'est Judas ?

- Parfaitement ! C'est Monsieur Jésus qui a tout combiné. Il s'est victimisé.

- En somme, ce serait une mise en scène ?

- Tout à fait. Machiavélique (si vous me permettez cet anachronisme). Judas, c'est la vraie victime. Le pauvre type qui n'a pas vu le coup venir. Celui qui allait prendre perpétuité, le traître éternel.

- C'est donc Judas qui rend l'histoire possible ?

- Evidemment, sans Judas, pas de Christ ! Sans Roux, pas de Combalusier ! Sans Boule, pas de Bill...

- Je dirai plutôt, sans Dr Jekill, pas de Mister Hyde ! Tout de même… ne peut-on imaginer qu’en dénonçant le Christ, Judas aurait vu un moyen d'inscrire son nom dans l'histoire...

- Ben voyons : vous connaissez le nom de celui qui a trahi Jean Moulin, vous ? Et Manouchian ?

- Tout ce que vous écrivez repose sur des témoignages... comment dire... subjectifs. Et pas de première main !

- Parce que vous croyez qu'on en sait assez et que les faits sont avérés ? Je demande un procès en révision.

-Ça fait longtemps, vous ne croyez pas qu'il y a prescription ?

- Le poids des années ne peut avoir raison de l'expression de la vérité. Mon livre est une bombe.

- Vous accusez Marc, Jean, Luc et Matthieu...

- Vous avez lu leurs témoignages ? Ils accusent Judas, mais ne disent pas tous la même chose. Si c'est ça l'acte d'accusation ! Ils ne sont même pas d'accord sur l'âge du Christ. Pour mettre les bougies sur son gâteau d’anniversaire, ça devait être sportif ! Le doute doit bénéficier à l'accusé. D'ailleurs, Ponce Pilate l'avait bien compris. Ce sont les autres qui voulaient se débarrasser de Monsieur Jésus. Aujourd'hui, dans un procès normal, avec autant de témoignages différents, ce serait l'acquittement.

- Vous espérez peut-être aussi être dédommagé par la justice divine et recevoir des excuses publiques du Bon Dieu ?

- Judas a accompli le plan de Dieu. Sans Judas, l'histoire de l'art est au régime sec. C'est la moitié du Louvre qui disparaît : pas de Dernier repas, ni de Jardin des Oliviers, de Flagellation, de Crucifixion (évidemment), de descente de Croix, de mise au Tombeau, de Résurrection, d'incrédulité de Saint-Thomas, de repas d'Emmaüs, ni d'Ascension. Vous pourriez dire merci à Judas !

- Enfin, on peut penser que, même sans Judas, le Christ aurait été dénoncé par d'autres et arrêté par les Romains...

- Vous voulez dire que Jésus n'avait pas besoin d'être trahi pour être arrêté, condamné à mort et crucifié ? Je vais vous dire : on a noirci Judas pour blanchir Jésus. L’Eglise lave plus blanc.

- Vous qui savez tout, racontez-nous les dernières heures du Christ ?

- Vous avez raison. Les faits, rien que les faits. Quand Judas a quitté le dîner, il faisait nuit déjà. Il était à peu près 21 heures. Monsieur Jésus et les onze autres sont allés se promener.

- Se promener ?

- Rien de tel qu’une balade pour éliminer les excès de table.

- Parce qu’ils avaient bu ?

- Oui. Et pas qu’un peu. Donc les voilà dans le jardin de Gethsémani, en contrebas du Mont des Oliviers. Là, Monsieur Jésus leur dit : « les gars – il était familier avec ses disciples – je n’aurai pas dû reprendre de l’agneau pascal ». Il transpire. Il ne se sent pas bien.

- Il sait que sa fin est proche, c’est ça ?

- Parfaitement. Et qu’il a trop mangé aussi. Il a beau être ce qu’il est – un Dieu -, il n’en est pas moins homme, aussi. C’est l’ambiguïté du personnage. Il veut offrir sa vie pour obtenir la rédemption des fautes des hommes. Il souffre d’avance pour eux et pour lui. Il est angoissé. Vous n’imaginez pas.

- Jésus était un angoissé ?

- C’est le métier qui veut ça : quand on veut sauver les hommes, forcément, même pour lui, c’est rude. Aucun super héro américains n’a une mission pareille. Ça, pour s’envoler dans les airs ou soulever un bus au bord du précipice, il y a toujours quelqu’un. Pour être partout à la fois, sauver l’humanité, personne. Il a mis la barre très haut. Imaginez qu’un type aux Jeux Olympiques parcourt le 100 mètres en deux secondes, les autres, après, n’ont plus qu’à jouer à la marelle…

- Ou à saute-mouton.

- Si vous voulez…

- Vous disiez qu’il était terriblement angoissé à ce moment-là ?

- Une angoisse proportionnelle à ce qui l’attendait. Je vous rappelle qu’à l’époque, on n’avait pas inventé le Lexomil. Les apôtres, eux, se sont endormis.

- Ils ne se doutaient de rien.

- C’est là qu’une clique hétéroclite vient l’arrêter. Heureusement, il était à jour de ses vaccins.

- Qu’est-ce que son carnet de santé vient faire dans l’histoire ?

- Quand vous savez que vous allez être crucifié, se serait bête de mourir du tétanos, à cause des clous. Après, ils se refilent tous le bébé, si je puis dire. Interrogatoire, contre-interrogatoire... La technique est vieille comme Hérode. « Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Qu’as-tu fait ? » Lui, il reste calme. « Je m’appelle Jésus. Je suis venu racheter les pêchés des hommes ». Les autres s’énervent. « C’est ça, et moi je bosse au SAV chez Darty ?! »… enfin des trucs dans ce genre, mais de l’époque, évidemment.

- Vous n’exagérez pas un peu ?

- J’illustre. Monsieur Jésus lui-même aimait les métaphores, ou, plutôt, les paraboles. Monsieur Jésus, malmené va de Caïphe en Pilate.

- C’est donc une mascarade de procès ?

- Bien entendu. Il est déjà condamné. Mais il faut faire un procès dans les règles pour sauver les apparences. Dépositions de vrais témoins, puis de faux témoins. Seulement, c’est la foire : évidemment, rien ne concorde. Jusqu’à ce que Jésus se condamne lui-même : il blasphème. Caïphe, le grand-prêtre, l’adjure de dire s’il est ou non le Messie. Jésus confirme qu’il est le fils de Dieu. Il est environ 3 heures du matin. La messe est dite.

- C’est là que Pilate s’en lave les mains ?

- Lui, il est plutôt embêté le bougre. Il sait bien que Jésus est innocent. Il cherche à refiler le paquet à Hérode, qui le lui renvoie. La foule veut du sang. Pilate se dit qu’une petite flagellation la calmera peut-être et qu’après il pourra relâcher Monsieur Jésus.

- Mais la brutalité appelle la brutalité…

- Oui, et ils lui mettent une couronne d’épines. Et face à la haine de la foule, Pilate n’ose pas refuser la crucifixion. « Après tout, je m’en lave les mains ! » Il est midi. Et Monsieur Jésus a passé une nuit blanche.

- La croix est prête ?

- Bien entendu, les romains travaillaient en flux tendu. Monsieur Jésus va devoir la porter. C’est le début de la Passion. Mais il ne peut pas porter sa Croix tout seul, contrairement à ce qu’a raconté Jean. D'après un expert de la police scientifique, la Croix devait peser entre 60 kg et 80 kg...

- On l'aurait aidé ?

- Evidemment.

- Mais qui ?

- On a dit que les romains auraient obligé un certain Simon de Cyrène. Moi, je penche plutôt pour un romain : ils voulaient en finir vite.

- Et pourquoi pas un des apôtres ?

- Entre ceux qui étaient âgés, et ceux qui n'étaient pas très courageux... Prenez Pierre, par exemple. Il a eu le temps de renier le Christ trois fois avant que le chant du coq. Et puis, il y avait les maigrichons... comme Jean. Totalement apathique en plus. Incapable de rester éveillé. Il finissait toujours par s'endormir sur l'épaule du Christ. Il était taillé dans un copeau d'allumette ! Alors, vous pensez, porter une croix... la CROIX... Non, non, les romains, en la matière, étaient beaucoup plus sûrs. Des gars un peu frustres (c'était des soldats), mais sur lesquels on pouvait compter... je veux dire, physiquement, bien entendu... Vous connaissez la suite... la résurrection... trois jours après la mort du Christ... depuis, on ne l'a plus jamais revu.

- Raconté par vous, ça glace le sang. Que peut-on vous souhaiter aujourd'hui Monsieur Liscariote ?

- D'abord une bonne promo pour mon livre. Ensuite, que Jésus revienne.

- Que dites-vous ?

- Oui, s'il revient et s'il accepte de témoigner, Judas sera réhabilité... et toute notre famille avec.

- Son retour... ça risque de prendre du temps...

- Oui, ça fait déjà 2000 ans qu'on attend... c’est long.

- Chacun sa croix...

- Je vous en prie...